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Résumés des communications > Combes Lethielleux

Statut n'est pas vertu:

Quelles formes d'organisation dans les EESS pour dépasser le cadre néolibéral de l'entreprise

 

Monique Combes-Joret, Maître de conférences en sciences de gestion,
Université de Reims, Champagne-Ardenne (URCA), Laboratoire REGARDS (EA 6292)

monique.combes@univ-reims.fr

 Laetitia Lethielleux, Maître de conférences en sciences de gestion,
Université de Reims, Champagne-Ardenne (URCA), Laboratoire REGARDS (EA 6292)

laetitia.lethielleux@univ-reims.fr

 

Introduction

Les entreprises sociales et solidaires, notamment celles œuvrant dans le secteur sanitaire et social, sont en plein questionnement sur leur gestion … de la performance. « La question de la synergie (ou de la contradiction) entre performance économique et lien social » (Fourel, 2001 : 15) se pose très concrètement pour elles. Face au désengagement de l’Etat et aux critères de financement plus nombreux et plus contraignants, que ce soit en France ou dans les pays industrialisés (Desai et Snaveny, 2012), les entreprises de l’ESS ont connu d’importantes mutations marquées par des processus de « marketisation, routinisation, formalisation, rationalisation »  (Ganesh et Mac Allum, 2012). Ce « tournant gestionnaire » (Laville, 2010) a des conséquences organisationnelles, individuelles et collectives qui ont été encore peu étudiées par les chercheurs et sous-estimés par les responsables de ces entreprises.

Notre objectif est de questionner les formes d’organisations particulières de l’ESS et leur capacité de dépassement de la vision néolibérale de l’entreprise. Les entreprises associatives se démarquent notamment de l’acception courante de l’entreprise moderne définie comme « une organisation marchande destinée à faire du profit » (Segrestin et Hatchuel,  2012 : 17) et incarnent ainsi des avancées majeures, mais aussi de sérieuses limites. Pour ces deux auteurs, la difficulté majeure à se départir du modèle d’organisation libéral-compétitif est à rechercher en dehors de l’entreprise elle-même, dans son « inscription forcée dans un processus de financiarisation, qui en dénature les caractéristiques essentielles» (Favereau, 2012). S’agissant des entreprises de l’ESS une autre difficulté centrale réside dans l’insuffisance ou l’absence de réflexion sur les choix organisationnels et les conséquences possibles sur les individus et collectifs qui y travaillent (salariés, bénévoles, volontaires …).

Nous montrerons dans un premier temps que dans le domaine du management des individus et des équipes et de l’organisation du travail, statut (qu’il soit associatif, coopératif ou mutualiste) n’est pas vertu. De nombreux écrits (Hély, Simonet, Combes et Uguetto) sont là pour en témoigner. Dans nos derniers travaux (Combes-Joret et Lethielleux, GESS 2015), nous avons montré les limites de l’organisation du travail dans une grande association (la Croix Rouge Française, CRF) et ses conséquences sur le bien être des bénévoles comme des salariés. L’origine de ce phénomène nous semble liée à la quatrième période marquant l’évolution de l’ESS identifiée par D. Demoustier (2011), celle du fordisme (1945-1975). Cette période voit croître le nombre d’entreprises associatives pour prendre en charges des besoins sociaux grandissants, mais s’accompagne de leur technisisation et d’un déficit démocratique en leur sein. La période plus récente (des années 2000 à nos jours), voit s’ajouter à ce premier phénomène structurant de l’organisation des EESS, un tournant gestionnaire et des contraintes financières plus serrées. Si bien que la question du travail éludée jusque là ou reléguée au second plan, apparaît sous les traits des Risques Psycho-Sociaux (avec l’accroissement des exigences et autres facteurs de risques comme les conflits de valeurs). L’analyse des données recueillies auprès de la CRF (2009-2013) mais aussi d’autres entreprises de l’ESS comme la coopérative La Louve analysée par El Karmouni et Prévot-Carpentien (2015), nous a mené à pointer l’absence ou l’insuffisance d’espaces d’échanges collectifs sur le travail quotidien et ses dilemmes dans les EESS.  Detchessahar (2009, 2013) a tout particulièrement étudié cet aspect et démontre que la présence d’espaces de discussion du travail devient un des opérateurs de santé et de qualité de vie au travail. Par « espace de discussion », il entend à la fois le « lieu concret », mais aussi le cadre conventionnel pour favoriser l’émergence d’un dialogue sur les difficultés concrètes de l’activité et les contradictions du travail prescrit. 

Dans un deuxième temps, au-delà des cas présentés (1 §), nous proposons de repenser le cadre théorique des EESS. R. Sainsaulieu  affirmait déjà en 1992,  que l’entreprise est une affaire de société mais aussi qu’il est possible de cerner les contours d'une nouvelle entreprise citoyenne et solidaire, située entre l'entreprise à but social d'inspiration associative, l'entreprise issue de la sociale démocratie industrielle[1], et la « vieille » entreprise paternaliste. Les réflexions autours de la refondation de la notion même d’entreprise à partir des travaux de Segrestin et Hatchuel (2012) permettront de tracer les conditions pour l’avènement de cette vision (2.1§). Les récents travaux autour des communs et de l’ESS[2], fourniront une autre piste de réflexion sur des systèmes de règles alternatifs à ceux de l’Etat et du marché.

S’agissant plus spécifiquement des associations, Laville (2010) affirme que leurs spécificités ne peuvent être intégrées dans les courants dominants de la théorie des organisations. Les analyses sociotechniques prônent l’adaptation des organisations à leur environnement, en mettant l’accent sur les dimensions techniques et marchandes de cet environnement. Or, les associations et de nombreuses EESS œuvrent dans des secteurs de services relationnels (éducation, santé, action sociale …) où les systèmes techniques ont une place restreinte en comparaison des dimensions immatérielles de l’activité. L’analyse stratégique quant à elle, de part sa conception de l’intérêt extrêmement restrictive, ne permet pas de prendre en compte les intérêts et motivations autres que matériels ou financiers, alors qu’ils sont déterminants dans les structures de l’économie sociale.

Contrairement à Laville (2010), nous pensons que les réflexions de l’Ecole socio-technique sont pertinentes pour penser un modèle d’organisation qui serait sociale et solidaire (2.2. §). Les études menées par Emery et Trist (1965) ont montré en effet que l'établissement de bonnes conditions de travail passait par un compromis entre la technique et le social, les contraintes techniques et sociales réagissant les unes sur les autres (Combes, 1995). Pour les entreprises de l’ESS œuvrant dans les secteurs de services relationnels, les contraintes sont principalement économiques et sociales. Mais le raisonnement portant sur une optimisation conjointe de deux dimensions au lieu d’une seule prédominante (la technique dans les années 70-90 et l’économique dans les années 90-2015) tient toujours. C’est pourquoi, les principes d'organisation rédigés par Emery et Trist (1965) peuvent être mobilisés pour pouvoir « travailler autrement » dans les EESS. Le tableau 1 présente de manière synthétique six critères socio-techniques de conception de l’organisation du travail.

 

Tableau 1 : Six critères socio-techniques d’un travail qui ait du sens d’après Morin (2008)

  1. Etre raisonnablement exigeant, comporter suffisamment de variété ; reconnaissant le plaisir que procure l’exercice des compétences et la résolution des problèmes ;
  2. Offrir des occasions d’apprentissage sur une base régulière, stimulant le besoin de croissance personnelle ;
  3. Faire appel à la capacité de décision de la personne, reconnaissant le besoin d’autonomie et le plaisir tiré de l’exercice du jugement personnel ;
  4. Reconnaître le travail accompli et soutenir les efforts ; stimulant le besoin d’affiliation et d’appartenance ;
  5. Permettre de relier l’exercice des activités à leurs conséquences sociales ; contribuant à la construction de l’identité sociale et à la sauvegarde de la dignité personnelle ;
  6. Pouvoir envisager un futur désirable, cela pourrait impliquer des activités de perfectionnement et d’orientation professionnelle, reconnaissant l’espérance comme un droit humain.

 

 

Ces six critères sont positivement corrélés entre eux mais également corrélés avec un travail qui ait un sens et influencent positivement le bien-être psychologique et l’engagement affectif dans l’organisation (Morin, 2008). D’où l’importance de leur prise en compte dans la conception du travail des salariés comme des bénévoles.

Les tenants de l’Ecole Sociotechnique (Liu, 1983 ; Orstman, 1994, 2004) ont également défendu qu’il y avait toujours des choix à faire en matière d’organisation du travail, la technique n’étant pas déterminante en la matière. Devant le risque de banalisation, les EESS ont effectivement des choix importants à faire qui supposent de s’affranchir de la rationalité managériale dénoncée par Le Tixier (2016) et son entreprise d’optimisation, d’organisation, de rationalisation et de contrôle du travail.

Pour conclure, nos recherches nous amène à pointer l’importance d’une remise en question et en discussion de l’organisation du travail pour les salariés comme pour les bénévoles, dans les entreprises de l’ESS. L’instauration d’espace de discussion du travail concret deviendrait alors un principe organisationnel central garant d’un processus d’émancipation et d’engagements soutenables dans la durée.

Repenser le cadre théorique des EESS autorise enfin à penser des formes d’organisation capables de résister au double projet de la vision néolibérale dénoncé par Laville et Salmon (2015) : une démocratie limitée (par l’affaiblissement des collectifs)  et un marché illimité.

C’est peut là que ce situe aujourd’hui véritablement la responsabilité sociale des EESS ? 

 

 

Références bibliographiques

Bertrand T et Stimec A. (2011), « Santé au travail », Revue française de gestion, n° 214, p. 127-144

Combes M. (1995), « L’organisation qualifiante : Idéaltype et conditions d’émergence. Les enseignements d’une recherche dans l’aéronautique », Ecole Centrale Paris.

Combes-Joret M., Lethielleux L. (2012). « Le sens du travail à la Croix-Rouge française : entre engagement pour la cause et engagement dans le travail », RECMA, n°323, pp. 64- 79.

Combes M-C. et Ughetto P. (2010), « Malaise dans l'association : travail, organisation et engagement », Travailler n° 24, p. 153-174.

Desai et Snaveny (2012),  «Three Faces of The State and The Nonprofit Sector», Adminsitration & Society, 44 (8), p. 962-984.

Demoustier M. (2011)

Detchessahar M. et Grevin A. (2009), « Un organisme de santé... malade de « gestionnite ». », Annales des Mines - Gérer et comprendre 4/2009 (N° 98), p. 27-37.

El Karmouni H. et Prévot-Carpentier M. (2015), «Isomorphisme versus créativité : le renouvellement du modèle coopératif français », Actes du Colloque du RIUESS, Reims, 27-29 mai 2015.

Emery F.E., Trist E.L. (1965),"The causal texture of organizational environment", Human Relations, vol. 18, pp 21-32.

Fourel, 2001 

Ganesh S. et Mac Allum K. (2012), « Volunteering and Professionalization : Trend in Tension ? “, Management Communication Quarterly, 26(1), p.152-158.

Hély M. (2009), Les métamorphoses du monde associatif, Presses universitaires de France, coll. « le lien social », 2009.

Hély M. et Simonet M. (2013), Le travail associatif, Presses universitaires de Paris Ouest.

Hély M. et Demouvrier P. (2013) L’ESS : de l’utopie aux pratiques, La Dispute, Paris.

Laville J.L. (2010) La politique de l’association, Paris, Seuil.

Laville J.L. et Anne Salmon (dir) (2015), Associations et Action publique, Desclée de Brouwer, Collection solidarité, Paris.

Laville J.-L. et Glémain P. (dir.) (2010). L’économie sociale et solidaire aux prises avec la gestion, Desclée de Brouwer.

Le Tixier T. (2016) Le maniement des hommes : Essai sur la rationalité managériale, La Découverte, Paris.

Liu M. (1983)  Approche socio-technique de l’organisation, Paris, Éditions d’Organisation.

Morin E. (2008), « Sens du travail, santé mentale et engagement professionnel », Etudes et Recherches de l’IRTSS, Rapport N°543.

Ortsman O. (1994), Quel travail pour demain?, Editions Dunod, Paris.

Ortsman O. (2004),  « De la démocratie industrielle à la démocratie participative », Revue internationale de psychologie, 2004/22 (Vol. X), p.105-113.

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Richez-Battesti N. et Oswald P. (2010). « Vers un modèle hybride d'organisation et de gouvernance : une alternative à la banalisation en situation concurrentielle ? Une analyse à partir d'un groupe de tourisme social », RECMA - Revue internationale de l'économie sociale, 315, p. 56-74.

Sarnin P., Caroly S. et Douillet P. (2011), Contre les “Risques” Psychosociaux, quel débat sur l’activité? Le travail humain, tome LXXIV, n° 4/2011, 309-320.

Segrestin B. et Hatchuel A. (2011) «L’entreprise comme dispositif de création collective : vers un nouveau type de contrat collectif », Actes du Colloque du collège des Bernardins, Paris, 29-30 avril.

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Simonet M. (2010). Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, Paris, La Dispute.

Simonet M. (2008). « Splendeurs et misère du travail associatif » Introduction au dossier « le travail associatif et ses frontières », coordonné avec HÉLY M., Les Mondes du Travail, n° 5.

Stimec A. et al. (2010), « Le Lean management est-il irresponsable ? », Revue de l’organisation responsable, Vol. 5,  p. 76-85.

Trist E. (1978), « Adapting to a changing world»,  Labor Gazette, vol 78, p.14-20.

Trist E. (1992), All Teams are not created equal. How employee empowerment really works. Newbury Park. Sage.



[1] En référence aux expériences de mise en place de Groupes Semi-autonomes en Europe du Nord notamment.

[2] Rencontres du RIUESS du 25-27 mai 2016 à Montpellier

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