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Résumés des communications > Notais Tixier

LENTREPRENEURIAT SOCIAL DES FEMMES DANS LES QUARTIERS

QUAND LE DESIR DAGIR PERMET DENVISAGER DE FAÇON POSITIVE SON IDENTITE

 

 

Amélie Notais

RITM

Université Paris-Sud, France

54 Boulevard Desgranges

92330 Sceaux

amelie.notais@u-psud.fr

Julie Tixier

IRG EA 2354

Université Paris-Est, France

6-8 cours du Danube

77700 Serris – France

julie.tixier@u-pem.fr

 

Résumé

 

« En fait, nous sommes victimes d’une triple peine. La première c’est d’être de milieux populaires. La deuxième c’est d’être issues de l’immigration. Et la troisième c’est d’habiter en Seine-Saint-Denis » (Femmes des quartiers populaires – En résistance contre les discriminations, 2013, p.115). Ce témoignage rend compte du sentiment d’exclusion des femmes du Blanc-Mesnil. En banlieue parisienne, les individus « se considèrent comme exclus et périphériques en effet […] l’ensemble auquel ils ne refusent pas d’appartenir et le centre dont ils aimeraient se rapprocher sont aussi lointains qu’insaisissables » (Augé, 2009, p.28). Cette exclusion est au cœur de maintes actions politiques et sociales car ces zones regroupent « tous les problèmes de la ville : pauvreté, chômage, habitat dégradé, délinquance, violence » (Augé, 2009, p.25). La ville de la Courneuve présente ainsi un taux de chômage de près de 25% (contre 10% dans le reste de la France). Cette exclusion du marché du travail teinte les identités des habitant(e)s de ces quartiers dits sensibles.

Pour autant, dans ce contexte particulièrement riche de tensions, certaines femmes font le pari d’entreprendre dans leurs quartiers afin de le modifier. Elles contournent ainsi les barrières du marché du travail et créent leur propre emploi. Qu’elles aient été exclues du marché du travail ou non, que leur entrepreneuriat soit contraint ou non, leurs histoires nous semblent particulièrement porteuses de sens. Elles expriment toutes un désir d’agir pour voir leur environnement évoluer et un optimisme quant à leur capacité à s’emparer des problèmes locaux. L’entrepreneuriat social devient alors un catalyseur d’énergies positives. La (re)construction identitaire de ces entrepreneures sociales des quartiers tranche radicalement avec le discours d’autres femmes, évoluant elles aussi dans un quartier dit « Politique de la ville ».

Cette communication propose d’appréhender la construction identitaire des femmes au cours de leur processus de création d’entreprise sociale. Plus précisément, nous tentons de répondre à la problématique suivante : Dans quelle mesure l’entrepreneuriat social représente le catalyseur d’une identité positive pour les femmes des quartiers porteuses de projet ?

 

La construction identitaire lors de la création d’entreprise : un « no man’s land »

 

Pour répondre à cette question, une rapide revue de littérature retrace les concepts clés de la construction identitaire. L’identité de l’individu reflète son histoire, son parcours professionnel, plus ou moins contraint, plus ou moins subi. La composante professionnelle est particulièrement prégnante dans l’identité d’un individu. Dubar souligne que l’identité professionnelle est «une manière collective de pratiquer son métier, de s'organiser et de se définir à partir de lui» (Dubar, 2007, p. 116). Pour autant, l’individu ne se définit pas seulement au travers de ce qu’il fait. Au cours de sa vie, l’individu va voir son identité évoluer au gré des rencontres et de la perception de soi par l’autre. L’identité est à la fois une conception personnelle de son identité (image de soi) et formée par les relations aux autres (Brown et Starkey, 2000). Le groupe est ainsi un élément d’analyse intéressant dans la mesure où la construction identitaire peut s’opérer par souci d’identification (ou au contraire de non identification) aux valeurs et aux comportements stéréotypés véhiculés par la représentation du groupe.

La décision d’entreprendre renvoie donc l’individu à la nécessité de s’identifier au groupe des entrepreneurs dont l’identité et les représentations méritent d’être explorées. Le choix d’entreprendre conduit en effet l’individu à « une identité que nous appellerons “ frontalière ” : au cœur d’un no man’s land, entre une ancienne condition salariale sans retour et un possible destin de chef d’entreprise » (Minguet, 1995, p. 56). La décision d’entreprendre s’apparente à une transition identitaire et interroge l’individu sur celui qu’il souhaite devenir et/ou rester. Le créateur va construire son identité au travers d’attendus projetés et de représentations a priori de la figure de chef d’entreprise. Cette transition identitaire offre à l’individu autant d’incertitudes que de possibilités. L’approche des prototypes et des caractéristiques des entrepreneurs, par leur simplification et leur construction d’idéaux-types, tendent par leur neutralité à mettre en avant une figure masculine. Cette approche nous semble réductrice et excluante. Elle ne révèle pas la multiplicité des visages de l’entrepreneur comme le montre l’étude qualitative menée auprès de femmes des quartiers.

 

Un dispositif qualitatif au cœur de la cité des 4000

 

Depuis le mois de novembre 2013, nous avons rencontré au cœur de la Courneuve plusieurs femmes entrepreneures sociales. C’est d’abord dans le cadre d’un séminaire de formation à l’entrepreneuriat social mené par l’incubateur social d’HEC et organisé par l’association Projets Pour l’Emploi que nous débuté notre recueil de données. Plusieurs moments importants ont ensuite été observés au sein de l’espace Cursus Nova à la Cité des 4000 : la remise des diplômes, des réunions, de nouveaux entretiens individuels, mais aussi les formations du mois de novembre 2013, 2014 et 2015.

Chaque formation suivie (2013, 2014, 2015) est pour nous l’occasion d’interviewer en moyenne 6 femmes sur leur projet entrepreneurial (parfois assez avancé). Nous avons également suivie les femmes rencontrées en 2013 pour faire le point sur leurs évolutions en 2014 et 2015. Elles évoquent alors naturellement leur situation personnelle, leur cheminement et trajectoire antérieure (Davidson, 1995 in Tounès 2006). Inscrivant leur projet dans un parcours de vie, et parfois comme la conséquence directe de certains accidents, certains entretiens ont été d’une rare intensité. A titre d’exemple, Maïmouna évoque le décès de son conjoint comme élément déterminant dans la construction de son projet. Elle propose de former les femmes issues du milieu carcéral à la restauration dans un foodtruck adapté. Cette préoccupation lui vient de l’expérience de son frère qui, sorti de prison, a eu des difficultés de réinsertion. Toutes les femmes que nous avons rencontrées évoquent naturellement l’ancrage de leur souhait d’entreprendre dans leur histoire personnelle et professionnelle.

En complément de ce recueil de données primaires et surtout en résonnance avec ce terrain, un ouvrage collectif de témoignages des femmes des quartiers populaires du Blanc-Mesnil (2013) complète le point de vue sur les quartiers vus de l’intérieur et par les femmes. Il rend compte de violences et de sentiments d’exclusion particulièrement vifs. Le croisement de ces données primaires (sous la forme de récits de vie) et secondaires (extraits de l’ouvrage Femmes des quartiers populaires – En résistance contre les discriminations) permet d’établir un état des lieux de ce qui pré-existe à l’aventure entrepreneuriale des femmes des quartiers.

 

Un entrepreneuriat genré source de contraintes et d’opportunités

 

L’analyse des données suggère que le projet entrepreneurial s’affirme comme un processus qui façonne et parfois remodèle l’identité de ces femmes. Elle donne à voir d’une construction identitaire en périphérie, à la marge selon une lecture butlérienne, et interroge sur un « devenir-entrepreneure » au sens de Deleuze et Guattari (1980).

La formation étant principalement destinée aux femmes, cette caractéristique devient ici un atout identitaire, le genre s’affirme alors en tant qu’opportunité. Le genre induit également un jeu avec les prescriptions et les contraintes de la norme sociale. Les femmes des quartiers se jouent de cette identité prescrite pour délimiter un territoire qui leur serait dédié. De nombreux projets de femmes se concentrent sur les services à la personne, les services de traiteurs ou encore sur la couture. Comme le précise Vershuur (2011) : « L’identité de « mère », de « chargée des soins et de l’attention aux autres » (« care ») ou de « gardienne stable du foyer », est parfois instrumentalisée par les femmes elles-mêmes pour obtenir des résultats dans l’espace public qui soient en leur faveur et au bénéfice des personnes dont elles se sentent en charge. » (p.187). Elles recourent alors aux stéréotypes de la Femme dans la relation d’aide, que cette aide soit au niveau de la famille ou au niveau de la société, pour se définir comme entrepreneure sociale. Elles ne gomment pas la dimension féminine de leur identité mais la revendique comme un point fort de leur projet. Ainsi, Tatiana rencontrée à la session de 2013 souligne : « Je suis célibataire – je me suis battue toute seule et je veux mentionner que le fait que je sois une femme ça ne m’a pas découragée, je ne pense pas que ce soit un point faible. Ça dépend comment on voit les choses mais être une femme dans l’entrepreneuriat social, ça peut être même un point fort parce que c’est social et je pense que les femmes ont une inclinaison pour aider la collectivité » (Tatiana).

Le genre définit ainsi des trajectoires possibles mais construit également des barrières et délimite certaines zones de hors-pistes. Butler rappelle que, le genre est « performatif, c’est-à-dire qu’il constitue l’identité qu’il est censé être » (p.96). Le projet entrepreneurial invite à transcender et à déconstruire les comportements types en délimitant de nouvelles frontières entre sexe, genre et pratiques sexuelles. Par leur positionnement à la périphérie (de la ville, de l’emploi, de la société,…), les entrepreneures des quartiers sont amenées à dépasser les contraintes de conformité à la norme de genre. Leurs objets de conquête se distinguent des modèles d’entrepreneuriat classiques et se féminisent. Entre transgression et conformité, elles glissent, adoptent des comportements et des attitudes attendues par la société et osent, si ce n’est déconstruire, questionner et modifier les frontières du cadre dominant. Elles construisent leur identité entrepreneuriale sur le genre et propose une nouvelle image de la figure entrepreneuriale. Elles revendiquent des comportements traditionnellement reliés à une identité ou des valeurs masculines (ambition, challenge, compétition). Elles ne gomment pas leur féminité mais s’affirment comme entrepreneure avec la volonté de créer leur entreprise sans complexe : Catherine dont le projet est de monter un centre de ressources pour travailleurs sociaux, pour « aider les aidants » revendique le fait d’être femme et entrepreneure de la manière suivante : « ce n’est pas parce qu’on est des femmes, ce n’est pas parce qu’on élève seule nos enfants, qu’on n’est pas ici pour parler business, business plan, ... On est des entrepreneurs avant tout ! ». Ce discours de Catherine a eu lieu en janvier 2015 lors de la remise de diplômes de formation et a été largement applaudi par l’ensemble des femmes présentes. Elles y trouvent l’acceptation de leurs conditions et le fait de dépasser les obstacles sociaux et économiques pour entreprendre malgré tout.

En tant que « minorité » au sens de Deleuze et Guattari (1980), les entrepreneures se positionnent délibérément à la marge du cadre. Ce positionnement, en périphérie, permet un développement plus libre et affranchi de certaines attentes et contraintes sociales. On retrouve ici les chemins de traverse dépeint par Mozère (2005, p.59) qui considère que « pour « devenir-femme », les femmes doivent emprunter des chemins de traverse, non pour se plier aux arborescences hiérarchisantes, mais ruser et les « fuir » le long de rhizomes qui connectent des univers, des régimes et des registres que rien jusque-là ne prédisposait à se croiser et s’entremêler ». Ces chemins de traverse prennent la forme d’un développement d’entreprises différentes. Ces projets entrepreneuriaux sont différents dans leur objet social et dans les modes de gouvernance choisis. Ce sont des associations locales, des entreprises par et pour les habitants de la cité. C’est donc tout naturellement en raisonnant à la marge, en périphérie, qu’elles construisent leur projet et se définissent comme entrepreneure et empruntent ces chemins de traverse.

Cette construction identitaire « à la marge », ce devenir-entrepreneure qui se façonne dans les quartiers interpelle par l’optimisme et le mouvement civique de ces femmes pour leur Cité. En entreprenant, ces femmes souhaitent modifier leur quartier, prendre le relai des pouvoirs publics et contrairement aux mouvements classiques de lutte contre les discriminations, ces femmes engagent un mouvement pour et non contre.

Pour les femmes que nous avons rencontrées comme pour celles du Blanc-Mesnil, certains constats sont partagés : celui d’un cadre dominant porté par les hommes, une société qui nourrit une somme d’interdits et de contraintes pour les femmes. Des écarts importants entre le centre et la périphérie de Paris sont notés. Pour autant, les femmes du Blanc-Mesnil évoquent deux mondes qui ne se comprennent pas. Chaque rencontre ou confrontation entre le centre et la périphérie est interprétée comme un acte de violence. Pour ces femmes, le cadre dominant les discriminent, il est subi : « Nos quartiers sont abandonnés et nous le sommes aussi. » (p.37).

De leur côté, les femmes entrepreneures proposent de rendre malléables les frontières de ce cadre. Elles ne souhaitent pas directement modifier les normes centrales mais jouent sur la possibilité offerte par un raisonnement à la périphérie en intégrant pleinement leurs spécificités. A l’image des entrepreneurs « différents » étudiés par Alter (2012) qui s’affranchissent des normes sociales qu’ils ne connaissant pas forcément et ne maîtrisent pas, elles suggèrent de faire glisser l’identité de l’entrepreneur vers un modèle renouvelé. L’entrepreneuriat social et l’entrepreneuriat dans les quartiers sont, tout comme l’entrepreneuriat féminin, de nouveaux modèles qui modifient la figure initiale de l’entrepreneur et l’enrichissent de sa diversité. Par cette construction identitaire périphérique assumée, elles se réconcilient avec le centre. Elles ne s’en rapprochent pas nécessairement mais s’en accommodent. Bien que périphérique, leur processus de construction identitaire renvoie à un devenir entrepreneure singulier qui, sans tomber dans l’« utopie de l’individu-entrepreneur » (Abdelnour et Lambert, 2014) interroge. Le processus qui s’engage alors ne permettrait-il pas d’envisager un modèle d’inclusion particulièrement riche dans la mesure où il ne se calque pas sur la réplication d’un modèle dominant mal compris. Cette identité d’entrepreneure n’offrirait-elle pas une voie de réconciliation intéressante pour les pouvoirs publics ? Le projet entrepreneurial constituée à la périphérie sur bien des points contribue finalement à interroger le caractère dominant du cadre et pose la question de savoir si l’avenir ne se trouverait pas justement à la périphérie ?

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Abdelnour S. et Lambert A., (2014) « « L'entreprise de soi », un nouveau mode de gestion politique des classes populaires ? Analyse croisée de l’accession à la propriété et de l’auto-emploi (1977-2012) », Genèses n° 95, vol.2, juin.

Augé M., (2009), Pour une anthropologie de la mobilité, Payot, Paris.

Alter N., (2012), La force de la différence, itinéraires de patrons atypiques, Presses universitaires de France.

Bouamana S. et les femmes du Blanc-Mesnil, (2013), Femmes des quartiers populaires – En résistance contre les discriminations, Editions Le Temps des Cerises.

Brown A.D. et Starkley K., (2000), « Organizational Identity and Learning : A psychodynamic perspective », Academy of Management Review, 25,1, pp.102-120.

Butler J., (2005), Trouble dans le genre – Le féminisme et la subversion de l’identité, Editions La Découverte. Traduction de Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, New York, 1990.

Deleuze G. et Guattari F., (1980), Mille plateaux – Capitalisme et schizophrénie 2, Les Editions de Minuit.

Dubar C., (2007), La crise des identités, l’interprétation des mutations, PUF Collection Le Lien Social.

Minguet G. (1995), De l’art d’entreprendre, une sociologie de l’initiative économique, Université de Nantes, Mémoire de synthèse pour le diplôme d’habilitation à diriger des recherches.

Mozère L., (2005), « « Devenir-femme chez Deleuze et Guattari » quelques éléments de présentation », Cahiers du Genre, 2005/1, n°38, p.43-62.

Tounès A., (2006), « L’intention entrepreneuriale des étudiants : le cas français », Revue des Sciences de gestion, Direction et Gestion, Mai/Juin, n°41, 219.

Verschuur C., (2011), « Mouvements et organisations populaires en milieu urbain : identités de genre et brèches pour le changement », in Isabelle Guérin et al., Femmes, Economie et développement ERES « Sociologie économique », p. 185-204.

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