header3.png

Résumés des communications > Richez-Battesti Petrella

Les transformations de l’’ESS : vers des formes d’hybridation renouvelées[1]

Nadine Richez-Battesti et Francesca Petrella

AMU et Lest-Cnrs UMR 7317

Correspondant : nadine.richez-battesti@univ-amu.fr

Cette communication concerne le cas français caractérisé par une complexité sémantique forte. Il s’agit d’illustrer une situation paradoxale et ses enjeux. Alors que l’Economie sociale et solidaire fait l’objet d’une définition élargie et d’une institutionnalisation négociée par la loi le 31 juillet 2014, on observe la montée de notions, pour certaines d’entre elles importées d’autres contextes, qui viennent suppléer voire supplanter l’usage du terme économie sociale et solidaire. Cela s’étend de l’entrepreneuriat social au business social en passant par l’entreprise sociale d’un côté, à l’économie de partage ou collaborative de l’autre.

Elle s’appuie sur différentes recherches : une recherche collective, pluridisciplinaire et collective menée dans le cadre du projet ICSEM (piloté par Marthe Nyssens et Jacques Defourny), une recherche européenne dans le cadre du Projet Third Sector Impact (TSI) pilotée par Bernard Enjolras et une série de travaux menés dans les années récentes au LEST sur ces questions (voir notamment Petrella, Richez-Battesti, 2013, 2014) et tout particulièrement, la révision aujourd’hui terminée du rapport « Mapping social enterprise in France ». pour la Commission des Communautés Européennes. Enfin elle se renouvelle dans le cadre d’un appel d’offre de la MSH de Montpellier porté par Cyrille Ferraton et Delphine Vallade.

A travers cette communication, nous cherchons tout d’abord mieux caractériser la sémantique de ces différents termes et montrer que l’ampleur des intersections avec l’ESS est variable et parfois même inexistante. Nous souhaitons ensuite mettre en évidence que la plupart de ces « nouvelles » pratiques s’accompagnent d’un mouvement croissant d’hybridation, qui s’étend des ressources aux dynamiques organisationnelles : développement de stratégies partenariales, PTCE, nouvelles alliances stratégiques d’une part et développement des usages à travers de plateformes collaboratives d’autre part. Cette intensification de l’hybridation a des conséquences en termes d’articulation entre économie et solidarité. Il y aurait en effet d’un coté un tournant entrepreneurial légitimant l’entreprise dans la production de solidarités, de l’autre un tournant de démarchandisation avec le développement d‘activités relationnelles réintroduisant la proximité dans la production de solidarité.

Nous commençons par rappeler la reconnaissance d’un mode d’entreprendre spécifique par la Loi sur l’ESS de 2014 en France en soulignant son caractère inclusif en direction des entreprises sociales. Nous pointons l’importance accordée à un ensemble de règles qui prévalent : un but autre que celui de partage des bénéfices, une gouvernance démocratique, des bénéfices orientés vers le développement de l’activité ainsi que leur contribution à l’utilité sociale. Puis nous montrons l’émergence de nouvelles initiatives dans un capitalisme en crise et contesté en soulignant deux tournants : le tournant entrepreneurial et le tournant collaboratif. Si ces deux tournants ne sont pas nouveaux, ils prennent une ampleur croissante, voir tendent à s’institutionnaliser depuis le début des années 2010. Ils ne sont pas non plus spécifiques à la France et se retrouvent dans une part significative des pays européens. Il s’agit alors d’aborder les points communs et les divergences entre économie sociale et solidaire, entreprise sociale et économie collaborative. Nous caractérisons enfin le mouvement croissant d’hybridation avant de nous interroger sur les conséquences de ces transformations sur l‘articulation entre économie et solidarité et sur la fonction émancipatrice de l’ESS.

Nous soulignons le caractère relativement flou des périmètres relatifs aux  terminologies les plus souvent employées et l’hétérogénéité des pratiques sociales que ces termes recouvent.

Ainsi du coté de l’entreprise sociale, quoi de commun entre le modèle de social business à la Yunus, produit de grandes entreprises multinationales, et orienté finalité sociale plus que gouvernance participative et affectation des excédents prioritairement au développement de l’entreprise et de ses salariés ; et les modèles que l’on peut retrouver en Europe tout particulièrement dans le champ de l’insertion, dans le cadre de PME à finalité sociale, qui pour la plupart d’entre elles se reconnaissent dans les critères d’EMES (Defourny, 2004)

Du coté d’une conception large de l’économie collaborative coexistent là encore deux modèles très différents. L’économie lucrative et marchande, souvent approximée dans l’expression « ubérisation » fait l’objet d’un développement récent et rapide en lien avec la diffusion technologique des plateformes numériques. A l’opposé, des logiques solidaires utilisent ou pas ces technologies, mais surtout revendiquent un caractère non marchand, un ancrage territorial et une aspiration pour l’extension des usages et la sobriété. Ces dernières, parfois qualifiées d’économie de partage, entretiennent de fortes proximités avec l’ESS et s’en revendiquent souvent sans que cela ne soit systématique. Elles ont contribué depuis le début des années 80 à renouveler les expérimentation en mettant l’accent sur l’échange plus que sur la production (circuits courts, jardins partages, ressourceries recyclerie, repair café….allant jusqu’à promouvoir des formes de démarchandisation de l’échange social Dans leur diversité, ces différents modèles partagent cependant trois principes communs : ils fonctionnent de manière horizontale par opposition à la "verticalité hiérarchique, planifiée et standardisée des organisations" (Borel et al. ,2015, p. 11) promouvant des relations directes entre les personnes dans le cadre de réseaux; ils recherchent la "démocratisation des aptitudes et des compétences" afin que chaque personne notamment dans la consommation devienne un "sujet actif" ; enfin, ils privilégient l’accès, c’est à dire l’usage au détriment de la propriété. Ils supposent que se construise une confiance entre les différents acteurs mis en lien, cette confiance s’apparentant à un actif immatériel.

Une fois cette hétérogénéité mise en évidence, on observe un mouvement d’hybridation, que nous définissons comme un aménagement de la logique marchande par composition avec d’autres logiques (Perret, 2015). Cette hybridation concerne de façon bien connue les ressources, et notamment les ressources financières, ainsi que des ressources organisationnelles. Elle se décline cependant différemment selon que l’on s’intéresse à l’entreprise sociale ou à l’économie collaborative. Ainsi pour l’entreprise sociale, on observe le développement de stratégies partenariales avec des acteurs hétérogènes dans le cadre de nouvelles alliances stratégiques et des formes de structuration en holding. Pour l’économie collaborative, les mises en lien sont médiées par des plateformes collaboratives plus horizontales que verticales, partant le plus souvent des individus qui s’insèrent dans des réseaux et interrogeant la place du salariat dans de telles organisations.

On perçoit dès lors que ces transformations économiques et organisationnelles ne sont pas sans effet sur les modèles sociaux qu’ils contribuent à déformer. On observe là encore des tendances contradictoires avec un double mouvement de légitimation-délégitimation de l’entreprise dans la résolution des problèmes sociaux qui s’opère en complémentarité voire en substitution de l’intervention publique, avec un détricotage des règles publiques existantes Dans le même temps, on repère une processus de démarchandisation-remarchandisation d’une série d’activités économiques et relationnelles qui réintroduisent de façon différenciées la proximité dans la production des solidarités et qui réactualisent les règles de construction de la confiance.

Pour le dire autrement on ne saurait appréhender les transformations en cours des modèles économiques sans prendre en compte les modèles sociaux susceptibles de les supporter tant du point de vue de la construction des solidarités que des formes de travail qu’ils supposent. En d’autres termes, la multiplication des vocables ne saurait être appréhendée comme un simple changement économique, purement technique, mais bien comme une transformation possiblement radicale des modèles d’organisation et plus largement des modèles productifs qui ne sauraient durablement être dissociées des arrangements sociaux qu’elles supposent et des aspirations de solidarité et de justice qu’elles légitiment.

Dès lors quelle place pour l’ESS dans sa fonction émancipatrice résultant de la combinaison, gouvernance, partage des bénéfices, bénévolat, dans un modèle majoritairement fondé sur un salariat mis à mal par les configurations sociales émergentes et quelle place pour les mutuelles de travail ?

 

Bibliographie indicative

Bostman R. et Rogers R.; 2010 What’s Mine is Yours. How Collaborative Consumption is Changing the Way We Live ; Collins London

Borel, Massé et Demailly, 2015, L’économie collaborative entre utopie et big business, Esprit, juillet.

Eynaud, P. et al. (2015) “Theory of the social entreprise and pluralism: The social enterprise of the solidarity type” in J.-L. Laville, D. Young, P. Eynaud (eds,), Civil Society, the Third Sector and Social Enterprise, London: Routledge, to be published.

Defourny J. (2004), “L’émergence du concept d’entreprise sociale”, Reflets et Perspectives, vol. XLIII, no. 3, p. 9-23.

Gardin L. (2012), “Les différents types d’hybridation des ressources dans les entreprises sociales”, in Gardin L., Laville J.-L. and Nyssens M., Entreprise sociale et insertion, Paris: Desclée de Brouwer, p. 67-96.

Laville, J.-L., 1994, (ed.) L'économie solidaire: une perspective internationale, Paris: Desclée de Brouwer, coll. Sociologie économique.

Perret B, 2015, Au delà du marché, les nouvelles voies de la démarchandisation, Institut Véblen et les Petits matins.

Petrella F., Richez-Battesti N. (2013), “Business social, entreprise sociale et ESS: quelles formes de gouvernance? Entre similitudes et divergences…”, in Hiez D. and Lavillunière E. (2013), Vers une théorie de l’économie sociale et solidaire, Louvain-la-Neuve, Editions Larcier, p. 353-370.

Petrella, F., Richez-Battesti, N., 2014, Social entrepreneur, social entrepreneurship, social enterprise: semantics and controversies, Journal of Innovation Economics & Management , no. 14, 2014/2.

Schor  J., Fitzmaurice C., 2014, Collaborating and connecting : the emergence of the sharing economy, Forthcoming in: Handbook on Research on Sustainable Consumption, eds.,LuciaReischand JohnThogersen, (Cheltenham, UK: Edward Elgar),2015.



[1] Part of the research leading to these results has received funding from the European Community's Seventh Framework Programme ([FP7/2007-2013]) under grant agreement n° 613034

 

Personnes connectées : 1